Esther: Le portrait des principaux personnages

Contrairement aux autres livres narratifs de la Bible, qui contiennent souvent des dizaines de récits, Esther se limite à une seule histoire qu’on pourrait aisément résumer en une phrase : « Au cinquième siècle av. J.-C., la nation juive, menacée d’une extermination totale planifiée par un haut fonctionnaire perse, fut sauvée grâce à l’intervention courageuse d’Esther, une belle juive devenue reine sept ans plus tôt ».

Certes, le livre d’Esther renferme plus que cela, car le récit montre plusieurs facettes. Nous y trouvons successivement le rejet de la première reine (chap. 1), le choix d’Esther (chap. 2), les circonstances entourant le projet machiavélique du premier ministre (chap. 3), les démarches préalables à l’intervention de la reine (chap. 4-5), le concours de circonstances particulier (chap. 6), la colère du roi à l’annonce du complot (chap. 7), le dénouement de l’affaire et le jugement des méchants (chap. 8.1-9.18), l’épilogue administratif (chap. 9.19-10.3). Ces facettes, différentes les unes des autres, forment néanmoins une seule histoire. Le lien entre les différentes parties du récit pose problème aux prédicateurs. Comment prêcher sur une partie du texte, sans en référer constamment à l’ensemble ? Le contraste est grand, par exemple, avec les péricopes des évangiles synoptiques, qui forment des unités tellement bien constituées qu’elles semblent souvent indépendantes les unes des autres.

Esther est le livre d’une histoire. Ce que le prédicateur pourrait regretter – une histoire trop longue pour être lue aux auditeurs –, le lecteur peut l’apprécier. Pour ce dernier, une histoire brève est souvent une histoire trop courte. Elle manque de détails et de relief. Par contre, une histoire plus longue permet de mieux saisir les caractères des personnages. De par sa longueur, l’histoire d’Esther donne au lecteur la possibilité de vivre le récit de l’intérieur.

Nous nous proposons donc de faire un tour d’horizon des principaux protagonistes du récit et de souligner leurs traits de caractère. Nous commencerons par les « méchants » avant de passer aux « bons ». Ce survol des personnages sera particulièrement apprécié des lecteurs qui connaissent déjà bien l’histoire d’Esther. La partie commentaire reprendra ces éléments « au fil du texte » et les approfondira, mais nous avons estimé utile de regrouper, dans un seul chapitre, les différentes informations sur les personnages principaux.

1. Le monde païen

L’auteur d’Esther brosse un tableau sombre, mais réaliste, du monde profane. L’empire perse est caractérisé par sa puissance, sa séduction et sa dureté. Ces trois aspects apparaissent dès le premier chapitre. Assuérus commence par montrer sa grandeur en organisant une fête de 180 jours. Puis, une apparence de générosité se manifeste par l’invitation, adressée à tous les habitants de la capitale, à consommer le vin royal à volonté. Finalement, la dureté du royaume transparaît au travers du rejet de Vasthi qui, pour n’avoir pas répondu à une simple invitation, est écartée à jamais du trône.

Dans le royaume perse, tout n’est que vantardise, luttes d’influences, amour de l’argent, mépris des plus faibles. Chacun essaie de marquer des points et malheur à qui ne respecte pas ces règles ! Ainsi, Vasthi l’indépendante n’est pas aimée. Au premier souffle de contestation, elle est balayée d’un revers de main, non seulement par son mari, mais par tout le conseil des ministres. Pour eux, le moindre signe d’indépendance est une menace. Le roi ne craint pas de recourir aux grands moyens pour marquer la leçon et accroître, si possible, le pouvoir des hommes sur les femmes, des grands sur les petits. Un édit officiel, écrit et traduit dans toutes les langues usitées, est envoyé à chacune des provinces de l’immense empire. Pas une parcelle de terre, pas une âme ne doit ignorer la décision royale.

Plus tard, Mardochée est réprimandé, lui aussi, pour son indépendance. Fidèle adorateur de l’Eternel, il est haï pour sa droiture et son refus de se comporter comme les autres. Dans son cas, l’intolérance du pouvoir est encore plus virulente, puisque le massacre de tout son peuple est décrété. L’autorité ne témoigne d’aucun remords puisque sa seule préoccupation est de se partager les biens des victimes. Quand l’affaire est conclue, les méchants s’enivrent pendant que le peuple se lamente.

Les méchants sont représentés par deux individus : Assuérus et Haman. Le premier ministre est le pire des deux.

Haman

Haman veut tous les honneurs et il les veut tout de suite. Rien ni personne ne saurait lui résister. Quand le Juif Mardochée refuse de s’incliner devant lui, il désire immédiatement le tuer. Haman va même étendre sa colère au peuple du récalcitrant (3.6). Le seul frein au courroux d’Haman est sa superstition. En effet, le sort jeté pour désigner le jour du jugement le contraint à patienter jusqu’au dernier mois de l’année. Mais même ce délai fixé par les divinités lui est insupportable. Dès que quelqu’un (en l’occurrence sa femme) lui suggère un moyen de le contourner, ne serait-ce que partiellement, Haman s’y engage sans tarder. La nuit même, il dresse une potence pour Mardochée et, dès l’aube, il se présente devant le roi pour demander l’exécution de celui qui refuse de l’honorer (5.14 ; 6.4). Haman est tellement impatient de tuer Mardochée qu’il dresse la potence avant d’en avoir reçu la permission. Chaque minute gagnée est précieuse, car sa soif de vengeance ne souffre aucun retard.

Qui peut résister à l’arrogante assurance d’Haman ? Il anticipe la réponse favorable d’Assuérus et quand celui-ci lui demande le lendemain « Que faire à un homme que le roi désire honorer ? », le premier ministre ne peut imaginer que le roi honore un autre que lui. La réponse d’Haman dévoile toute l’étendue de son orgueil. Il veut qu’Assuérus lui rende les honneurs dus au roi (6.8-9). En termes à peine voilés, il exprime son désir de régner.

Haman veut être vu de tous, mais sa propre vision est défaillante. Seule une dénonciation lui permettra de percevoir l’insoumission de Mardochée. Il ne connaît ni l’identité d’Esther ni les liens de parenté qui l’unissent à son ennemi. Il ignore tout de la stratégie d’Esther. Ainsi, la reine l’accuse, à l’instant même où il croit voir en elle sa meilleure alliée, tout comme le roi l’humilie au moment où il pense être honoré.

Haman est aussi le type même de l’insensé. L’impatience motive ses choix et il est incapable de maîtriser sa colère. Celle-ci le prive de joie et l’empêche de jouir du grand honneur que la reine vient de lui accorder (5.11-13).

Orgueilleux, cruel, superstitieux, impatient, arrogant et insensé, Haman n’est pourtant pas sans qualité. La manière dont il manœuvre le roi, lorsqu’il demande le génocide des Juifs, témoigne d’une grande habileté politique. Il fait miroiter au souverain un avantage financier (dix mille talents d’argent), alors qu’il ne recherche que son propre intérêt (3.9-11). Haman connaît le roi et il sait exploiter ses faiblesses. Par un décret irréversible, il scelle la décision et empêche le monarque versatile de revenir en arrière.

Assuérus

Bien que sa méchanceté ne soit pas aussi criante que celle d’Haman, Assuérus incarne aussi les méchants de ce monde. C’est un personnage complexe, mais au contraire d’Haman, il n’est pas intégralement mauvais. Il reflète le genre de mal qu’on rencontre chez nombre de personnes, un mal qui est plus passif qu’actif. Chez lui, se manifestent un laisser-faire coupable et une faiblesse à ne pas vivre de manière juste, plutôt qu’une intention délibérée de faire le mal.

Assuérus présente même un visage sympathique, il se montre généreux à plusieurs reprises. Il organise une fête de 180 jours, puis invite toute la population de la capitale à boire le vin royal à volonté, durant toute une semaine. Certains ont cru voir en lui une figure de Dieu le Père, mais cette idéalisation ne correspond pas à la réalité, car elle minimise son aspect corrompu.

La générosité d’Assuérus n’est qu’une façade, par laquelle, le roi cherche à se glorifier. Contrairement à Haman qui cherche à s’élever en abaissant et en écrasant les autres, Assuérus cherche la gloire au travers de l’admiration de ses sujets. Assuérus veut éblouir. Il désire paraître tellement riche qu’il se doit d’être généreux. Il veut non seulement entretenir les notables pendant six mois, mais encore le peuple entier pendant une semaine.

Dans le livre d’Esther, Assuérus accorde toujours ce qui lui est demandé. Il approuve toutes les propositions qui lui sont faites. Longue est la liste de ses dons ou ses approbations :

 

  1. Le roi approuve le conseil de Memoukân à renvoyer Vasthi (« le roi agit selon ce qu’avait dit Memoukân » 1.21).

  2. Il suit le conseil de ses serviteurs de chercher une nouvelle et belle reine dans tout le royaume (2.4).

  3. Il donne carte blanche à Haman lorsque celui-ci lui demande la mort de tout un peuple (3.11).

  4. Il laisse à Haman les biens des Juifs (« L'argent t'est donné, et ce peuple aussi ; fais-en ce que tu voudras » 3.11).

  5. Il tend le sceptre à Esther, puis lui offre la moitié du royaume à trois reprises (5.3, 6 ; 7.2).

  6. Il accepte la double invitation d’Esther pour un repas.

  7. Il suit la recommandation d’Haman lorsqu’il veut honorer un homme (« Ne néglige aucun détail de tout ce que tu as exposé » 6.10), même s’il est probable qu’il abaisse volontairement Haman (voir commentaire).

  8. Il accorde la vie sauve à Esther et à son peuple.

  9. Il remet son sceau à Esther et à Mardochée pour rédiger un nouvel édit.

  10. Il accorde à Esther de prolonger d’un jour le jugement des ennemis des Juifs à Suse (9.14).

 

Assuérus est tellement anxieux de satisfaire à ce qu’on lui demande, qu’on le voit même s’efforcer d’anticiper les demandes au point d’en perdre le sommeil (voir commentaire en 6.1).

Cette conduite – à savoir qu’Assuérus donne ce qui lui est demandé – ne souffre aucune exception dans le livre. Ainsi, l’auteur n’exprime jamais un refus du roi, même lorsque ses sujets sont jugés et condamnés. Vasthi est punie pour avoir refusé d’honorer l’invitation royale, mais il n’est jamais dit que la reine a demandé grâce au roi. Il en est de même pour Haman qui, au moment de sa condamnation, demande grâce à la reine, mais pas au roi. D’un point de vue humain et pratique, il est impensable que le souverain n’ait jamais refusé une demande, mais l’auteur n’en signale aucune, car il veut souligner un caractère majeur d’Assuérus : son désir absolu de plaire et d’éblouir.

Ce désir de plaire est la racine de biens des maux, car aucune différence n’est faite entre les hommes bons et les mauvais, entre les décisions justes et injustes. Vasthi est écartée et les femmes sont abaissées pour complaire aux ministres et d’une manière générale aux hommes. Mardochée et les Juifs sont livrés au génocide pour plaire à Haman.

Assuérus aspire à une souveraineté totale, à la toute-puissance. Il veut trôner au-dessus de la mêlée et offrir à ses proches ce qu’ils demandent. Mais ce faisant, il n’est finalement qu’une marionnette. Son règne est totalement imprévisible. La pire des injustices peut côtoyer le bien, selon que des hommes mauvais ou probes influencent le roi.

Assuérus est irresponsable. Il dirige sans guider, confiant son sceau royal aussi bien aux mauvais (Haman) qu’aux bons (Mardochée). Il laisse ses ministres et la reine agir presque à leur guise. Certes, ils doivent lui rendre compte de leurs agissements. Haman doit demander la permission d’éradiquer un peuple, puis ultérieurement, l’autorisation de faire pendre son ennemi. Mardochée doit veiller à ne pas contredire le premier édit quand il rédige le second. Esther reçoit la permission de prolonger d’un jour le jugement des ennemis. Ainsi, les personnes influentes du gouvernement sont astreintes à certaines limites, mais Assuérus ne les supervise que de très loin. Au début de l’année, il ne s’informe pas de l’identité du peuple qu’Haman s’apprête à livrer au massacre, et à la fin de l’année, il ne connaît pas davantage le résultat des massacres dans les campagnes avant d’octroyer à Esther un jour supplémentaire afin de poursuivre les ennemis des Juifs dans la capitale.

Assuérus reste le même du début à la fin. Si la justice finit par régner dans son royaume, ce n’est pas parce que le roi a changé de caractère, mais parce que les hommes bons ont fini par accéder aux plus hautes sphères de l’administration perse. Assuérus n’y est pour rien. Ce n’est pas son discernement qui a prévalu, mais la grâce divine.

Le manque de discernement est d’ailleurs une autre constante du tempérament royal. Assuérus se trompe sur presque tout. Quand Haman vient accuser les Juifs d’être une menace pour l’empire (3.8-9), Assuérus les livre au bon plaisir d’Haman, croyant confier le sort des « méchants » au « bon », alors qu’il accomplit juste l’inverse. Quand le roi s’efforce de connaître la demande d’Esther, il s’égare totalement lorsqu’il se figure que la demande concerne les services non rétribués de Mardochée. Le roi se trompe une nouvelle fois quand il voit Haman affalé sur le divan près de la reine. Au lieu d’y voir une demande de grâce, le roi interprète la position d’Haman comme un acte de violence. Même l’annonce de la potence dressée pour Mardochée est probablement interprétée, à tort, comme un acte de rébellion d’Haman à l’égard de son souverain.

Les autres personnages négatifs

Haman et Assuérus sont les deux grands personnages malveillants du livre, mais non les seuls. D’autres personnalités moins en vue manifestent aussi un comportement marqué par le péché, parmi elles figurent les sept ministres d’Assuérus, qui ne pensent qu’à accroître leur domination sur les femmes. Citons aussi Zérech, la femme d’Haman, plus prompte que son mari à souhaiter la mort de Mardochée, mais elle sera aussi la première à se désolidariser d’Haman, devant l’imminence de l’échec (6.13). Notons encore Harbona, l’eunuque au service du roi, qui est prêt à abandonner Haman, dès que le vent tourne en sa défaveur (7.9). Enfin les dix fils d’Haman, qui militent dans le parti de leur père. Autant dire que le mal foisonne dans tout le royaume. Les femmes ne sont d’ailleurs pas meilleures que les hommes puisque l’épouse d’Haman semble pire que lui. Le livre n’est ni féministe ni antiféministe. Il est simplement réaliste. Le genre humain entier, hommes et femmes réunis, est mauvais.

Cette présence du mal à tous les échelons de la société engendre une angoisse profonde et insaisissable. Rien n’est plus stable ni sûr, et tout peut advenir, car le mal est partout. Un nouveau monarque n’y changerait rien. Dans ce climat maléfique, nul n’est à l’abri des injustices : pas même les grands de ce monde. Vasthi est rejetée. Esther est oubliée durant un mois et ne peut même plus approcher le roi sans encourir la peine de mort. Haman est victime de l’aveuglement du roi qui le condamne pour un mal qu’il n’a jamais commis (violence à la reine et révolte contre le roi).

Qui peut survivre dans ce monde hostile ? Où l’espoir réside-t-il ? Il subsiste à deux niveaux. D’une part, quelques hommes bons, courageux et intelligents, s’engagent pour le bien ; d’autre part, l’Eternel continue de veiller sur son peuple. Ces deux aspects font l’objet des développements suivants.

2. Le portrait des fidèles

Les deux Juifs du livre ont un comportement exemplaire. Nous nous pencherons d’abord sur Mardochée, puis sur Esther. Nous nous arrêterons ensuite sur la question éthique soulevée par la mort des ennemis, à la fin du livre, dans laquelle Esther et Mardochée sont impliqués. Finalement, nous porterons un bref regard sur d’autres personnages au comportement exemplaire.

Mardochée

Mardochée est le contraire d’Haman. Il ne cherche ni à s’élever ni à écraser les plus petits. C’est un homme discret, humble, patient, prévenant envers les faibles, respectueux du droit et de la justice, courageux, ferme dans sa foi. Ce n’est pas sa gloire ou son bien-être qui lui importent, mais l’honneur de Dieu.

Il prend soin d’Esther quand elle est orpheline (2.7). Il veille sur elle lorsqu’elle est emmenée dans le harem du roi. « Chaque jour Mardochée arpentait les abords du harem pour savoir comment se portait Esther et comment on la traitait » (2.11). Il la protège en dénonçant un complot lorsqu’elle est reine (2.21-23).

Mardochée est si discret qu’il semble passif. Quand le roi oublie de le récompenser pour lui avoir sauvé la vie, il n’intervient pas. Il lui aurait pourtant été facile de rappeler ses bons offices au monarque sans se faire particulièrement insistant, car les rois perses avaient à cœur leur sécurité personnelle et récompensaient généreusement ceux qui veillaient sur eux.

Mardochée est réservé, mais il n’est pas apathique. Ainsi, il veille sur Esther et lui dévoile le complot contre le roi (2.22), puis l’exhorte à intervenir auprès du souverain pour sauver son peuple (4.7, 13-14). Mardochée intervient lorsque l’intérêt des autres est en jeu, sans montrer aucune préoccupation pour son bien-être personnel. Il n’a que faire des honneurs royaux et ne cherche pas la gloire des hommes. Pour lui, ce qui importe, c’est la miséricorde, la justice et par-dessus tout l’honneur de Dieu.

Si Mardochée recherche la discrétion, ce n’est ni par faiblesse ni par timidité. Quand il demande à Esther de taire son origine (2.10, 20), ce n’est pas par goût du compromis. il est courageux et foncièrement honnête, comme l’indique son comportement envers Haman. Il ose affirmer sa foi, exagérément selon certains commentateurs, qui lui reprochent d’avoir risqué la vie de tout un peuple pour ne pas s’incliner devant Haman. Mais qui pouvait prévoir la réaction de ce dernier ? De plus, Dieu ne demande pas à ses fidèles d’adopter une morale utilitariste, mais une éthique fondée sur la justice. Mardochée voulait simplement éviter de rendre à Haman l’honneur dû à l’Eternel.

Mardochée figure le sage par excellence. S. Talmon montre le contraste entre le personnage de Mardochée et celui d’Haman. Alors qu’Haman est très loquace et dévoile ses sentiments et ses pensées aux autres (5.10-13), comme l’insensé des Proverbes, Mardochée n’expose pas ses pensées ou ses actions aux autres. « Excepté pour Esther dont il requiert l’aide, il ne se confie en personne, sachant que le secret va de pair avec le métier du sage courtier (Pr 12.23) ». Talmon ajoute « Mardochée ne perd jamais le contrôle de lui-même. Il reste toujours maître de lui, même en période de troubles. Il planifie soigneusement ses actions et ne se précipite jamais… Son discernement est prouvé quand il cherche à établir Esther au palais royal, prévoyant ainsi des jours difficiles ».

Mardochée contraste avec Haman non seulement par sa sagesse, mais aussi par sa bonté. Il recherche le bien de son peuple, alors qu’Haman est prêt à sacrifier une nation pour satisfaire sa vindicte personnelle. Le Juif serait en droit de ressentir de la haine, mais n’en manifeste aucune, alors qu’Haman montre de la haine pour une raison futile.

Esther

Le caractère d’Esther est le plus riche de tout le livre. Son être se révèle progressivement, contrairement à celui d’Haman, par exemple, dont on connaît très vite la nature perverse. Esther présente des aspects contrastés, qui ne cessent de surprendre et laissent le lecteur perplexe.

Au début, Esther est présentée comme totalement soumise à Mardochée. L’auteur répète l’information pour être sûr qu’elle n’échappe à personne (2.10, 20). Il ajoute aussi que la fille adoptive de Mardochée suit à la lettre les conseils d’Hégaï, l’eunuque chargé de sa préparation (2.15). Esther semble appartenir à son entourage au point de n’avoir aucune volonté propre. Cette première impression se modifie complètement par la suite. Quand Mardochée lui demande d’intervenir auprès du roi, celle-ci hésite et argumente avec son cousin. Seules des menaces de mort semblent la faire plier. Et à partir de ce moment, Esther cesse d’être la petite fille effacée. Elle prend en main sa destinée et même celle de son peuple. Elle incite immédiatement Mardochée à rassembler tous les Juifs de la capitale afin de jeûner pendant trois jours en sa faveur, puis elle intervient à plusieurs reprises auprès du roi pour son peuple. A la fin du livre, elle va même jusqu’à demander de poursuivre le massacre des ennemis des Juifs.

L’indépendance et l’initiative d’Esther se manifestent aussi au travers de la stratégie audacieuse qu’elle élabore en vue d’obtenir la condamnation d’Haman, où elle témoigne d’un admirable sang-froid. Elle laisse croire au roi qu’elle lui est toute soumise et ne recherche que son bien, alors qu’en réalité, elle l’amadoue afin d’atteindre son but plus aisément. Elle va jusqu’à refuser de s’exécuter devant le roi quand celui-ci lui demande la véritable raison de son action (5.8). La reine le fait patienter vingt-quatre heures en lui promettant de révéler sa requête le lendemain. Esther mène l’action avec une maîtrise remarquable. C’est elle qui décide quand et comment elle accusera Haman.

Le portrait d’Esther se modifie au cours du récit. Avant de nous arrêter à une évaluation morale de ce changement, nous voulons nous interroger sur sa profondeur. L’évolution du portrait d’Esther est-elle fondamentale ou superficielle ? Est-ce un changement de tempérament ou une simple affirmation de son caractère ? Plusieurs y voient un changement fondamental, en bien ou en mal. Les féministes approuveront la « libération » d’Esther qui ose finalement se dégager de l’emprise masculine, alors que d’autres déploreront la perversion du pouvoir, qui transforme la douce Esther en justicière impitoyable.

Il nous semble préférable de voir une continuité dans son caractère. Comme les branches dénudées d’un arbre se couvrent progressivement de verdure au printemps et finissent par donner un nouveau « look » à l’ensemble, ainsi les épreuves mettent souvent en évidence le caractère d’un individu. Des cœurs généreux et courageux peuvent tout à coup se révéler – tout comme l’adversité peut mettre en lumière l’égoïsme et la lâcheté. Esther ne change pas de caractère dans l’épreuve, mais, simplement, ses qualités s’affirment. Il ne faut pas voir une opposition entre la soumission d’Esther au chapitre 2 et ses initiatives personnelles dès le chapitre 4. Soumission n’est pas synonyme de passivité et de stérilité. Le Christ est entièrement soumis au Père et pourtant il témoigne tout au long de son ministère terrestre d’un dynamisme exemplaire et d’un esprit novateur hors du commun. Esther témoigne d’une soumission à l’image de celle du Christ.

Esther est l’opposé de Vasthi. L’une et l’autre n’approuvent pas le roi dans ses décisions, mais Vasthi exprime publiquement son désaccord, alors qu’Esther manipule le roi – l’expression n’est pas trop forte – afin d’obtenir ce qu’elle désire. Vasthi est rejetée pour n’avoir pas voulu accepter l’invitation du monarque, alors qu’Esther obtient régulièrement ce qu’elle désire. Par trois fois, la moitié du royaume lui est offerte (5.3, 6 ; 7.2) ; à deux reprises, le sceptre de grâce lui est tendu (5.2 ; 8.4) ; une fois le sceau royal lui est confié pour écrire un édit conforme à sa volonté (8.8) ; à une autre occasion, le roi s’engage à satisfaire le désir de la reine avant de le connaître (9.12). Pourquoi Esther critiquerait-elle Assuérus alors qu’elle peut obtenir de lui ce qu’elle souhaite par un biais différent ? Esther est fine, diplomate, rusée.

Par certains aspects, Esther est aussi le contraire du roi. Au niveau du pouvoir, Assuérus est tout-puissant en théorie, mais dans la pratique, il reste le jouet des partisans. Par contre, la reine Esther a peu de pouvoir de par sa fonction (puisqu’elle dépend du bon vouloir du roi pour s’en approcher) mais, dans la pratique, elle domine tout son entourage.

Esther témoigne aussi d’un grand discernement, contrairement à Assuérus qui comprend tout de travers. Familière des règles et du protocole de la cour perse, Esther n’ignore pas les risques encourus par celui qui se présente au roi sans en être prié. Elle connaît le désir d’Assuérus d’être admiré et l’orgueil d’Haman. Elle sait que l’action de Dieu est primordiale. Consciente de tout cela, Elle agit en conséquence. Elle décrète un jeûne afin d’implorer le secours divin avant d’entreprendre une action risquée. Elle flatte le roi et son ministre en les traitant avec le plus grand respect, tout en suscitant une jalousie entre Assuérus et Haman. Esther rayonne de savoir-faire. Elle montre ainsi au faible comment survivre dans un monde hostile.

Esther et Assuérus cherchent à plaire aux autres, mais pour des raisons diamétralement opposées. Assuérus ne pense qu’à lui, alors qu’Esther le fait pour une noble cause. Elle sait qu’au royaume des apparences, le diplomate est roi. Il faut savoir plaire pour mieux atteindre son but. Notons toutefois qu’Esther ne brade pas ses principes : elle reste ferme. Il est intéressant à ce sujet de relever qu’elle ne donne presque rien, contrairement à Assuérus qui s’engage de manière illimitée, promettant à plusieurs reprises la moitié de son royaume. Esther se limite à offrir deux repas que personne n’avait sollicités. Lorsque le roi lui enjoint de dévoiler la raison profonde de son intervention, elle refuse de s’exécuter immédiatement et remet sa réponse au lendemain. Quand Haman demande grâce à Esther, l’auteur ne daigne même pas mentionner sa réponse tant son refus est évident. Lorsque Mardochée lui demande d’aller implorer le roi, elle commence par exprimer des réserves.

Esther est aussi diamétralement à l’opposé d’Haman. Sans mentionner tous les contrastes manifestes, relevons simplement la différence entre la patience de la reine et l’impatience du ministre qui veut « tout tout de suite ». Esther sait attendre son heure. Quand l’action s’impose, elle est diligente, mais sans rien précipiter. Avant d’aller implorer le roi, elle jeûne trois jours. Au moment où le roi lui offre la moitié du royaume, elle l’invite préalablement à deux repas. Lorsqu’Haman est condamné (7.10), elle patiente encore avant de demander la libération des Juifs (8.3 ; voir commentaire).

 

Au chapitre des critiques, certains reprochent à Esther d’avoir épousé un païen et de s’être rendue impure en mangeant de la nourriture profane. Esther aurait transgressé la loi mosaïque contrairement au prophète Daniel, qui a refusé de se souiller par des aliments impurs (Dan 1.8).

On pourrait argumenter que la consommation de nourriture impure dans le cas d’Esther n’est pas prouvée (puisque l’auteur n’en parle pas), et que les nations étrangères citées en rapport avec l’interdiction des mariages n’incluaient pas les Perses, mais se limitaient aux nations environnant Israël (Dt 7.1-4 ; 1 R 11.1-2).

Il semble plus convaincant d’innocenter Esther sur une autre base. Esther vivait une situation de forte contrainte. Ses choix semblaient extrêmement limités. A son mariage avec Assuérus, elle n’avait probablement d’autre alternative que la mort. Aurait-elle dû choisir le martyre ? Nous ne le pensons pas. La loi concernant l’interdiction de mariage avec un étranger a pour fonction première de protéger l’individu qui souhaite se marier. Transgresser cette loi, c’est se causer du tort à soi-même d’abord. Cette dimension personnelle marque aussi le domaine alimentaire. Manger une nourriture prohibée par la loi n’affectait qu’Esther. Jésus a attiré l’attention sur l’esprit de la loi dans ce domaine. Il approuve David, qui avait la liberté de transgresser une loi alimentaire afin de sauver sa vie (Luc 6.1-5). Les lois rituelles ont été instaurées pour l’homme, non pas l’inverse. Le sabbat est fait pour l’homme et non pas l’homme pour le sabbat.


La mort des ennemis des Juifs

L’engagement d’Esther et de Mardochée dans la mort de plus de 75˙000 personnes (9.16) perturbe beaucoup de commentateurs. Manifestement, Esther approuvait le déroulement des événements puisqu’elle a demandé à Assuérus de le prolonger d’un jour à Suse, portant ainsi le nombre des victimes dans cette ville de 500 à 800.

Quatre raisons nous poussent à souscrire au comportement d’Esther et de Mardochée :

 

  1. Esther et Mardochée, ainsi que tous les Juifs de l’empire, se trouvaient dans une situation de légitime défense. Les Juifs luttaient pour leur survie. Plutôt que de se focaliser sur la mort des 75˙000 personnes, on pourrait s’étonner de l’endurcissement des ennemis des Juifs qui, malgré un édit royal témoignant du revirement du souverain en faveur de ces derniers, se sont entêtés à détruire ce peuple. L’édit rédigé par Mardochée est en réalité un édit de défense et non d’agression (8.11).

  2. Les deux Juifs ont un comportement exemplaire jusqu’au chapitre 7. On peut supposer qu’ils continuent à manifester les mêmes qualités dans les derniers chapitres. Le principe du « bénéfice du doute » devrait jouer en leur faveur.

  3. L’instauration de la fête des Purim qui couronne le livre est fixée au 13e et 14e jour du mois d’Adar. Le fait qu’on ait choisi ces deux jours comme date-clé, plutôt que le jour où Mardochée a été honoré et Haman condamné (chapitres 6 et 7), montre que, pour les Juifs, l’écrasement d’ennemis implacables et déterminés est le point culminant de toute l’histoire, ce qu’approuve manifestement l’auteur inspiré.

  4. Selon l’Ecriture, la violence et l’injustice sont souvent engendrées par une justice qui n’est pas menée à terme : exercée partiellement, elle perd ses effets. Le roi Saül est repris pour avoir épargné Amalec (1 Sa 15). Laisser la vie sauve à des hommes aussi sanguinaires que le chef des Amalécites est sévèrement désapprouvé, au point que la royauté est retirée à la maison de Saül. L’amour du prochain ne doit pas être confondu avec un comportement laxiste, qui en est même le contraire. Dieu a le souci des innocents quand il demande l’exécution du meurtrier (Ex 21.12). Cet aspect de la justice divine est souvent occulté aujourd’hui.

Y a-t-il d’autres personnages positifs ?

Pour clore cette section sur le portrait des fidèles, on doit relever que plusieurs eunuques témoignent d’une certaine sympathie à l’égard des Juifs. La confiance semble régner entre Hégaï et Esther durant les douze mois de préparation, puisque l’eunuque prodigue de bons conseils à Esther qui les applique à la lettre (2.15). Hathac jouit de la confiance d’Esther et de Mardochée, puisqu’il transmet fidèlement les messages entre les deux Juifs (chapitre 4). Harbona donne une impulsion propre à précipiter la chute d’Haman, lorsqu’il dévoile au roi la potence érigée pour exécuter Mardochée (7.9). Ces trois eunuques sont-ils fondamentalement bons ? Trop peu d’éléments nous sont connus à leur sujet pour pouvoir se prononcer, car la sympathie d’un instant n’implique pas une droiture intrinsèque. Hégaï et Harbona pourraient agir davantage par opportunisme que par bonté. Les remarques sur la nature du royaume perse font pencher vers une évaluation négative, mais on ne peut pas exclure une influence positive d’Esther sur ces trois hommes. Ont-ils changé de vie au contact de l’héroïne ? La question reste ouverte.

3. La présence et l’action divine

Dieu est le personnage le plus important et le plus discret de tout le livre. Bien qu’il ne soit jamais nommé, c’est pourtant lui qui guide les événements et renverse les circonstances pour les rendre favorables aux fidèles.

L’effacement de Dieu est d’autant plus paradoxal que les autres caractères du livre sont très détaillés. En fait, tout est conçu afin de masquer la présence divine et de donner au livre un caractère séculier. Ainsi, non seulement les noms de Dieu ou de l’Eternel n’apparaissent jamais, mais il n’y aucune référence à la prière, au Temple, aux sacrifices, à l’alliance, à Jérusalem. Cette discrétion de Dieu est un élément propre au livre d’Esther.

L’allusion la plus directe à Dieu se trouve dans la mention du jeûne. En effet, un jeûne était toujours accompagné de prières. De plus, un jeûne imposé à tous les Juifs juste avant la démarche capitale d’Esther auprès du roi ne pouvait avoir d’autre but que d’implorer l’Eternel (4.16). L’allusion est claire, mais reste discrète, car le jeûne n’introduit pas nécessairement une dimension religieuse dans le livre. Le fait de s’abstenir de manger et de boire peut être vu comme un simple contraste avec le manger et le boire du roi.

Certains voient une allusion très discrète – mais néanmoins volontaire – à Dieu au travers de quatre acrostiches du nom de l’Eternel. Les quatre lettres du tétragramme YHWH (Yahweh) apparaissent dans quatre mots consécutifs de quatre manières différentes à quatre endroits importants du livre : deux fois avec les premières lettres de quatre mots consécutifs (1,20 ; 5.4), deux fois avec les dernières lettres de quatre mots consécutifs (5.13 ; 7.7), deux fois en prenant les mots à l’endroit (5.4 ; 7.7), deux fois en prenant les mots à l’envers (1.20 ; 5.13).

La probabilité de rencontrer quatre acrostiches identiques à ceux du livre d’Esther est d’environ deux sur mille. Les deux acrostiches « à l’endroit » sont particulièrement intéressants, non seulement parce que leur lecture est plus aisée, mais surtout parce qu’ils sont situés aux deux endroits stratégiques du livre (voir structure), soit au début du plan stratégique d’Esther pour condamner Haman (5.4) et lorsque la condamnation d’Haman est décidée par le roi (7.7). Il est donc fort possible que ces acrostiches soient intentionnels. D’ailleurs, dans certains manuscrits hébreux, les quatre lettres du tétragramme sont écrites en plus grand.

L’action divine

Dans l’histoire d’Esther, Dieu se manifeste essentiellement au travers de ses actes. Le récit fait apparaître la main de Dieu qui agit sur son peuple.

Premièrement, le comportement d’Esther est si remarquable qu’il est difficile de n’y voir qu’une dimension humaine. Esther plane souverainement au-dessus du roi et de son ministre. Son calme est olympien. Aucun faux pas, aucune hésitation, une maîtrise totale. Sa stratégie est tout aussi remarquable. Or, le génie d’Esther ne se manifeste qu’après le jeûne généralisé. Voir un lien entre Dieu et le comportement exceptionnel d’Esther est donc fondé. C’est Dieu qui est à la base du succès d’Esther. Suite à l’intercession de son peuple, Dieu a doté la reine des qualités nécessaires pour réussir dans sa démarche.

Deuxièmement, l’action de Dieu se manifeste au travers des circonstances favorables, qui s’enchaînent aux moments cruciaux de l’histoire. La première réside dans le choix d’Esther comme reine. Cet aspect positif ne ressort pas immédiatement du récit, car ce n’est qu’après la promulgation de l’édit d’Haman que Mardochée attire l’attention de la reine sur cette circonstance favorable : « Qui sait si ce n'est pas pour un temps comme celui-ci que tu es parvenue à la royauté ? » (4.14). La seconde circonstance favorable se présente lors du choix du jour pour l’expiration de l’édit de condamnation. La désignation du dernier mois de l’année (3.7) est des plus favorables, puisqu’un maximum de temps est ainsi accordé aux Juifs pour s’opposer au génocide.

Un enchaînement de circonstances favorables se présente ensuite, au moment le plus sombre de l’histoire – à savoir lorsqu’Haman a donné l’ordre d’ériger une potence pour y pendre Mardochée. Il y a d’abord l’insomnie du roi (6.1), puis le rappel au roi des services passés de Mardochée et la décision du roi d’honorer Mardochée (6.2-3), puis l’arrivée inhabituellement matinale d’Haman (6-4-5), ensuite le quiproquo sur la récompense royale (6.6-10), puis, après le repas, le retour d’Assuérus des jardins royaux au moment où Haman est dans une position ambiguë (7.8), et finalement l’annonce du gibet préparé par Haman pour y pendre Mardochée (7.9). Cette accumulation de circonstances inhabituelles, exceptionnellement favorables, intervient au moment crucial du récit, et renforce la conviction que Dieu est derrière tous ces événements. Il reste le maître des circonstances, et c’est avec raison, qu’on a nommé la fête commémorant ces événements la fête « des sorts » (Purim).

Dieu est maître des circonstances, même lorsque le sort semble défavorable. Le fait qu’Assuérus ait omis de récompenser Mardochée, juste après la condamnation des deux eunuques rebelles (2.23), ne devait pas, sur le moment, réjouir le cousin d’Esther. Quant à la décision des serviteurs d’Assuérus d’inclure Esther parmi les jeunes filles susceptibles de devenir reine, elle devait profondément affliger la jeune Juive. Ces deux circonstances négatives ont pourtant été utilisées par Dieu, des années plus tard, afin de sauver Israël.

Il est vital de réaliser que Dieu, pour sauver son peuple, utilise aussi bien l’action réfléchie des fidèles que des circonstances providentielles. Les fidèles doivent donner le meilleur d’eux-mêmes, mais cela ne suffit pas. Esther, toute géniale qu’elle était, ne pouvait retourner la situation à elle seule. Il fallait des circonstances exceptionnellement favorables pour soutenir l’engagement et la stratégie de la reine.

Les hommes tiennent un rôle prépondérant dans le plan rédempteur, mais leur importance dépend, en premier lieu, du bon vouloir divin. Dieu leur fournit des occasions de le servir. Si Esther ne s’était pas engagée, il aurait employé un autre moyen afin de sauver son peuple comme l’a affirmé Mardochée à Esther : « Car, si tu te tais maintenant, le secours et la délivrance surgiront d'autre part pour les Juifs, et toi et la maison de ton père vous périrez » (4.14 ; cf. Lc 19.40). Les desseins de Dieu finissent toujours par se réaliser. Mieux vaut donc se soumettre au Tout-puissant et se ranger de son côté.

Ce qui est vrai de la rédemption l’est aussi de la justice. Dieu, juge suprême et garant d’une justice exemplaire et infaillible, ne peut tenir le coupable pour innocent. Cette responsabilité de punir est généralement déléguée aux hommes, traditionnellement au magistrat appelé à exercer le pouvoir civil (Rom 13.4), mais quand celui-ci néglige son devoir, Dieu intervient directement pour juger les pécheurs. Haman, qui a voulu s’en prendre à des innocents, et les anéantir, est finalement condamné par Assuérus pour deux fautes qu’il n’a jamais commises. Juste retour des choses : celui qui voulait tuer des innocents meurt comme un « innocent » (voir p. 171).

Les raisons de la discrétion de Dieu

Le lecteur peut, bien sûr, s’interroger sur les raisons qui ont poussé l’auteur à être si discret sur la présence et l’action divines. Pourquoi avoir omis le nom de Dieu ? Pourquoi n’avoir pas commenté l’intervention divine par l’entremise d’Esther ou au travers des circonstances ?

De nombreuses raisons ont été avancées en rapport, parfois, avec le cadre rédactionnel. Pour certains, le livre faisait partie des annales perses mentionnées en 6.1 et 10.2, ce qui expliquerait l’absence totale du nom de Dieu. D’autres suggèrent que le récit d’Esther a été écrit pour des païens, ou par des Juifs assimilés à des païens. Selon d’autres commentateurs, l’absence délibérée du nom de l’Eternel indique une époque où il était très dangereux de parler de Dieu. D’autres explications se fondent sur la nature ou le contenu du livre lui-même. Pour éviter que le nom de Dieu ne soit profané sous l’effet de l’alcool lors de la lecture du livre le jour de Purim, l’auteur aurait évité de nommer Dieu.

Aucune des raisons invoquées ci-dessus ne paraît convaincante, car même si on acceptait les arguments présentés pour expliquer l’absence du mot Yahweh, il resterait à expliquer le manque de toute référence à la vie religieuse.

Nous préférons affirmer que l’absence du nom de Dieu est un moyen propre à souligner que c’est le Dieu caché qui œuvre et accomplit ses desseins. Le livre d’Esther illustre la réalité d’un monde de prétention, où chacun veut paraître important et où Dieu est négligé. L’absence du nom divin se révèle donc comme fondamentalement pédagogique. Nous aurons l’occasion de nous étendre sur ce point dans le chapitre suivant.